CHAPITRE II
Curieux qu’on appelle ça un « poste de pilotage ». On imaginerait un espace restreint, couvert d’instruments. Pas du tout.
C’est une pièce rectangulaire qui fait bien ses cinq mètres de long sur quatre de large. Ou plutôt un rectangle dont l’un des petits côtés est arrondi en demi-circonférence. Ladite demi-circonférence est bordée d’un pupitre peuplé de témoins lumineux, d’écrans secondaires de 40 à 50 centimètres de diamètre, de commandes, de contacts, de boutons, d’interrupteurs, etc.
Au-dessus du pupitre, comme dans la salle de contrôle de la base, un immense écran couvre toute la paroi, donnant l’impression d’une baie vitrée donnant sur le vide. Le pilote a ainsi la possibilité de « voir » sur près de 180° dans la direction où va le dijar.
Et un autre écran, sur la droite, permet de voir les 180° de l’arrière. Mais celui-là est petit : un mètre seulement.
Deux sièges, côte à côte, sont fixés au sol devant le pupitre de pilotage. Chacun est face à une boule argentée : la commande de pilotage manuel.
Derrière et à droite, un autre siège regarde un pupitre comportant des boutons, lui aussi, et des écrans, plus petits. C’est le siège du navigateur.
Dans son dos, de l’autre côté de la pièce, se trouve le poste de contrôle des propulseurs, de la sécurité, de l’étanchéité, etc.
Enfin, dans une petite pièce suivant immédiatement le poste de pilotage, se trouve le central de tir et de défense du dijar avec, de chaque côté, les deux emplacements commandant les sites de tir latéraux.
Pour l’instant Cal est aux commandes du dijar, dans le siège du pilote, celui de gauche, Giuse en place dans celui du copilote, à droite pendant que les super-robots occupent les autres postes.
Comme à l’ordinaire, Lou, le robot garde du corps de Cal, assure la navigation, Siz, celui de Giuse, est aux propulseurs, Salvo au central de tir, Ripou et Belem tiennent les postes de tir latéraux.
Dans le poste de pilotage, pas un bruit. Les hommes sont silencieux, attentifs. La tension qui règne indique que le dijar est dans une position délicate.
Au pupitre de commande, les lumières jaunes qui clignotent montrent que l’immense appareil a été mis en alerte générale.
Le grand écran de visibilité extérieure ne dévoile rien. Pas la moindre image. Il est couvert de petits points lumineux, un peu la « neige » d’un écran de télévision hors service.
Cal a les yeux fixés sur un cadran sur lequel défilent des chiffres.
— Trente secondes, annonce soudain Lou, d’une voix calme.
Cal avance une main et fait quelques réglages.
— Tu le laisses en automatique, demande Giuse ?
— Oui. C’est un principe, l’ordinateur de bord réagirait plus vite que moi s’il se passait quelque chose.
— De toute façon si on rentre en temps propre dans le volume d’une planète, ça ne change pas grand-chose. On se trouvera incorporé sans avoir rien vu venir !
— Techniquement c’est peu probable. Les cartes de cette galaxie sont archiconnues. Non, ce dont je me méfie, c’est plutôt la proximité d’astéroïdes, de poussières où même d’un autre engin spatial...
Une sonnerie lui coupe la parole, pendant que la voix de l’ordinateur s’élève :
— Émergence imminente.
L’écran est brusquement rayé de stries obliques, en même temps que les hommes sentent un vertige terrible les envahir. Le cœur sur les lèvres, ils se raidissent...
Tout va très vite, maintenant.
Une sirène... et l’écran s’éclaircit, révélant un paysage familier. Des étoiles un peu partout, plus ou moins brillantes, en paquets ou esseulées.
La sirène stoppe au moment où la voix de l’ordinateur égrène une série de nombres : la position du dijar dans l’espace.
Cal se penche et presse un bouton, passant les indications du mode oral à l’affichage, au pupitre de pilotage. Si quelque chose est anormal, un voyant rouge s’allumera.
— Décidément je ne m’habituerai jamais à ça, lâche Giuse en se tenant le crâne. Ce que ça peut être désagréable !... Alors, où est-on ?
Du regard, Cal fait rapidement le tour de la console sécurité. Tout est au vert ; ça va.
— Lou, appelle-t-il, qu’est-ce que ça donne ?
— C’est bien la galaxie de Ténaz, la troisième. On est aux Confins. L’engin devrait être quelque part devant, dans la suivante, puisque sa trajectoire le faisait passer hors de toute attraction.
— Combien de temps pour communiquer avec HI ?
— C’est long, maintenant, même en accéléré... Dans les quarante-trois minutes.
— Alors interroge directement le lièvre.
— Le... lièvre ? dit le grand Lou en se retournant vers les deux Terriens.
— L’engin, précise Cal. Demande-lui sa position exacte.
Lou pianote sur le clavier, devant lui et, tout de suite, un écran verdâtre se couvre de signes, entrecoupés de séries de chiffres.
— Il achève la traversée. Il débouchera dans la galaxie suivante dans quelques heures. Déjà la lumière devient plus stable.
Giuse lève son poignet pour consulter sa montre.
— On pourrait peut-être en profiter pour se détendre, non ? Je mangerai bien quelque chose.
— D’accord, juste le temps de faire venir le second dijar...
Giuse se lève et vient regarder par-dessus l’épaule de Lou qui a affiché la carte de la galaxie sur un écran lumineux. Un point brillant se déplace lentement, à son extrémité est.
— C’est le lièvre, demande-t-il ?
— Non, ça c’est nous, répond Lou. Le lièvre est plus loin devant ; je ne l’ai pas sur cette carte.
— Veille générale, ordonne Cal à l’ordinateur de bord en se levant à son tour.
Les deux hommes traversent le poste central de tir et continuent en suivant un couloir.
— Finalement ces dijars ressemblent beaucoup aux anciens paquebots de Terre, tu ne trouves pas ? demande Giuse, tout en marchant.
— Ils en ont la taille, en tout cas. Alors, on trouve forcément des ressemblances. Même la terminologie est la même...
Attablés, les deux hommes parlent tranquillement, un peu plus tard, quand un appel se fait entendre. C’est l’ordinateur.
— Le lièvre a débouché dans la galaxie suivante. D’après sa description, ce n’est pas la Voie lactée.
Cal gronde sourdement.
— Eh, dis donc, fait Giuse on dirait que c’est toi l’impatient, maintenant ! Bon... alors qu’est-ce qu’on fait ?
— Qu’est-ce que tu veux faire ? On continue...
— JI, poursuit Cal en s’adressant à l’ordinateur de bord, comment est la trajectoire ? Elle traverse la galaxie ?
— Non, elle se dirige vers un système simple, vers le sud.
— Loin ?
— Trois mois de voyage.
Giuse siffle entre ses dents.
— Ordonne au lièvre de passer en subespace, jusqu’aux abords.
— Tu le laisses faire ? interroge Giuse.
— Bien obligé. Il faut suivre totalement le chemin naturel sinon on pourrait déboucher sur d’autres galaxies sans jamais tomber sur la nôtre.
Giuse se renverse en arrière.
— Eh bien, j’ai l’impression que je vais me remettre au boulot dans le labo. On en a pour un bon bout de temps je suppose ? Une bonne semaine pour que le lièvre trouve son nouveau chemin... Salut, capitaine, tu me tiendras au courant.
*
Depuis trois mois le dijar navigue derrière le lièvre qui n’en finit pas de ricocher sur des planètes. Il a abordé un système complexe et passe sans arrêt d’une orbite d’attraction à l’autre.
Cal et Giuse étaient sur le point de perdre patience quand il s’est enfin décidé, quittant le système dans une longue trajectoire qui le dirige droit vers les Confins nord.
Cal lui a donc ordonné d’accélérer pour passer en subespace jusqu’aux frontières, mais les deux hommes ont décidé que ce serait le dernier essai. Si la nouvelle galaxie n’est pas la Voie lactée, ils feront demi-tour, laissant le second dijar suivre le lièvre et enregistrer, en automatique, la route.
Ils sont décidés à refaire le voyage quand le second dijar aura annoncé la découverte formelle de la Voie lactée.
*
— On plonge dans 45 minutes, annonce Cal.
À côté, Giuse ne répond pas. Depuis un moment il fixe l’écran.
Il se lève, va près de Lou et se penche sur la carte de la galaxie que l’ordinateur a dressée.
— Focalise sur ça, dit-il à Lou en mettant le doigt sur un petit système, à droite de leur route, très loin devant.
C’est un système simple : trois planètes tournant autour d’un soleil jeune.
Lou fait son réglage et l’écran est soudain rempli par l’image des quatre sphères.
— Hé ! Cal, viens voir ça, dit alors Giuse, tout excité.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Cal sans bouger.
— Apparemment une planète habitable... C’est une bleue !
Cette fois Cal se lève d’un bond.
— Bon sang c’est vrai ! C’est la première fois que j’en vois une depuis Vaha. Le système n’a pas l’air trop jeune.
— Le soleil est encore un jeune homme, rectifie Giuse. Regarde sa teinte claire.
— Oui, mais il n’en est pas à ses débuts. Je veux dire qu’il y a des chances pour que la vie ait dépassé le stade du gigantisme. Pour que des hommes y vivent, quoi. On va y jeter un œil ? Il faudrait pas s’attarder trop, quand même.
— On ne peut pas laisser passer une occasion pareille, c’est trop important. Ecoute on se met en orbite et on lâche un micro satellite en position basse. Il nous retransmettra ses observations.
Cal passe sa main dans ses cheveux et prend sa décision :
— O.K. ! on y va. Lou, calcule une émersion près de la planète de droite, la bleue ; autant profiter de notre préparation pour y aller en subespace. C’est l’affaire de quelques secondes.
Lou introduit les données dans le calculateur de navigation et la réponse arrive presque instantanément.
— Six secondes de plongée, dit-il. J’intègre ces données avant le programme précédent, la plongée se fera sans retard.
*
Cette fois les malaises de la plongée et de l’émersion se confondent. Mais les deux hommes sont tellement intéressés que même Giuse ne fait aucun commentaire.
La grosse boule bleue emplit le grand écran, devant le pupitre de commandes. C’est une planète de taille moyenne. Peut-être un peu plus petite que la Terre, mais guère.
Beaucoup d’océans. Les continents apparaissent comme des îles, à cette altitude. On n’en voit d’ailleurs qu’un entier, et un autre à moitié.
Cal tend la main et débranche l’automatisme. Puis il empoigne la boule de pilotage et fait plonger le dijar vers une orbite basse, afin de mieux voir.
Giuse s’est déjà occupé des sondages et analyses possibles à cette hauteur.
— Il y a une atmosphère, lance-t-il joyeusement. Et d’après le spectre c’est...
Une sirène d’alerte vient de retentir. Immédiatement des voyants rouges se mettent à clignoter, devant, indiquant un danger proche.
— Bon Dieu ! qu’est-ce que c’est, commence Cal. Salvo, attention... Lou, tu as quelque chose sur tes écrans ?
— Non, pas encore.
Giuse est penché sur les écrans de focalisation, cherchant au hasard.
La sonnerie d’alerte immédiate démarre brusquement et les voyants rouges s’éteignent pendant qu’une barre écarlate vient partager le grand écran en deux.
Cette fois c’est l’extrême limite. Il faut prendre une décision. Mais laquelle ?
Le danger est toujours inconnu ! À ce stade, une mauvaise décision peut être dramatique. Mettre le dijar en position de cible. Il ne reste plus que quelques secondes pour agir.
Cal lance la main sur le pupitre et écrase les contacts de sélection du danger. Aussitôt un écran diffuse sa réponse :
« Objet inconnu en rapprochement » et « trajectoire correspondant à celle du dijar : manœuvre d’évitement immédiate ». Dans la même fraction de seconde Cal tire à lui la boule de pilotage.
L’image de la planète semble disparaître tant la manœuvre est rapide et brutale. Un ronronnement se fait entendre. Les récupérateurs centrifuges ont absorbé l’énergie dépensée dans le changement de direction et la restituent en accélération longitudinale.
Cette fois Cal bascule le rupteur qui remet le dijar sous le contrôle de l’ordinateur de bord, avec la possibilité de lui donner des ordres oralement.
Tout de suite la planète bleue réapparaît, sur l’écran. La trajectoire est maintenant une orbite très haute, d’ailleurs la planète paraît beaucoup plus petite.
— Qu’est-ce que c’était ? interroge déjà Giuse d’une voix dure.
— Satellite en orbite, répond l’ordinateur.
Les deux hommes se regardent, se pénétrant de ce qu’implique la phrase.
— Mais ça veut dire...
Giuse n’achève pas, devant l’air préoccupé de Cal qui secoue la tête.
— Il y a quelque chose d’étrange là-dedans, murmure-t-il. JI, tu as pu enregistrer des informations sur ce satellite ?
— Oui, mais peu de chose. Voilà une image de l’appareil.
Un écran secondaire du pupitre, sur la gauche, montre une photo fixe d’un engin bizarre. Les Terriens mettent plusieurs secondes avant de reconnaître un satellite de surveillance-communication, caractéristique avec ses antennes dirigées vers la planète.
— T’avais raison, commence Giuse avec un petit rire, il y a de la vie sur cette planète. Et même une race assez avancée pour construire des satellites sophistiqués. Regarde ses propulseurs... C’est de la quatrième génération au minimum ! Cal a l’air songeur en répondant.
— Peut-être même plus que ça... Tu as remarqué la coque ?
Celle-ci est d’une couleur brune, uniforme. Et Giuse siffle doucement.
— Pas de trace de brûlures, c’est ce que tu veux dire ? Ça signifie qu’il a été lancé à vitesse réduite avec une énergie telle qu’il n’était pas nécessaire de viser une fenêtre.
— Oui... une sacrée puissance !
— Dis donc... ils seraient plutôt en avance sur nous, ces types, non ?
— Je ne sais pas trop, dit Cal d’une voix lente... Evidemment ce détail est inquiétant, si jamais ces gars étaient méchants, ce qui n’est pas prouvé puisque le satellite n’a pas eu un mouvement offensif. Non... Ce que je trouve étonnant, c’est l’allure générale de l’engin. Regarde ces antennes, ça ce n’est pas une technique tellement en avance. On dirait qu’il y a un hiatus entre le mode de propulsion et la technique électronique. Pas ton avis ?
— À la réflexion, si. Mais tu en déduis quoi ?
— Que ces gens ont une technologie discontinue. Qu’il vaut mieux s’en méfier mais... JI, as-tu enregistré quelque chose pendant notre orbite basse ?
— Les sondes travaillaient surtout sur l’atmosphère, mais il y a un film sur le sol.
— Examine ça de plus près et vois si tu repères des constructions ou quelque chose comme ça. Tu vas lancer un satellite d’exploration et de surveillance et rester en contact avec lui. Je veux savoir si on tente de le détruire. Place-le loin de tout satellite indigène. Hors de vue.
— On laisse tomber ? demande Giuse.
— Pour l’instant je suis de cet avis, répond Cal. On en finit avec cette histoire de lièvre. Si la galaxie suivante n’est pas la nôtre, on revient tout de suite ici. Sinon on reviendra plus tard. Rien ne presse et je préfère qu’on ait davantage d’informations avant de tenter un contact avec ces gens-là.
— Oui, je suis de ton avis. Ils m’ont refroidi, les petits copains !
— Alors on reprend la route vers les Confins. On va être en retard d’ailleurs. Le lièvre passera avant nous. Tant pis. Lou, trouve-nous un point d’émersion très près de la frange.
Le grand robot hoche la tête en guise de réponse et entame immédiatement la procédure. Une quarantaine de minutes plus tard de dijar plonge.
*
Voilà les stries obliques qui tendent à se rapprocher de la verticale. L’émersion n’est pas loin. Une loupiote jaune s’allume au pupitre, confirmant l’impression.
Et soudain l’écran géant devient clair. Clair mais noir !
Ils sont à la frontière entre les deux galaxies.
— Le lièvre a laissé un message en l’air par balise, intervient JI, le grand ordinateur de bord. Il donne sa trajectoire exacte, j’ai corrigé la nôtre pour le suivre à la trace.
— O.K. ! répond Cal, continue...
Puis il se tourne vers Giuse :
— J’espère que ça ne va pas durer trop longtemps. cette traversée. Je n’aime pas rester sans nouvelles du lièvre.
— De toute façon ou c’est la Voie lactée, de l’autre côté, ou ça ne l’est pas encore et on fait demi-tour, alors...
— Le grand optimisme, quoi !
Giuse rit.
— Non, mais je pense toujours à l’autre planète... J’ai eu une sacrée secousse, tu sais. Une autre race humaine...
— Ne t’emballe pas trop. On ne sait pas s’il s’agit d’humanoïdes.
— Disons qu’il y a des chances. Et c’est ça qui me poursuit. On a tellement entendu parler de ces recherches vaines, sur Terre, autrefois. Les grosses têtes ont si souvent affirmé qu’il n’y avait pas d’autres races humaines que je marque le coup. C’est normal, non ? Toi tu as l’expérience des Vahussis, moi pas. Du moins leur découverte.
Cal ouvre la bouche pour répondre lorsque le dijar est animé d’une légère trépidation qui ne dure qu’une seconde.
Les sourcils froncés. Cal parcourt du regard le pupitre. Rien. Tout est au vert.
— Que s’est-il passé, demande Giuse ? Je croyais que les dijars... mais... il n’y a jamais de perturbations, dans l’espace !
— Non, répond distraitement Cal qui vérifie les systèmes de compensation.
Là aussi tout est clair.
— JI tu as une idée ?
— Je n’ai rien en mémoires sur un phénomène de ce genre. Tout est normal à bord.
— Alors on ne saura jamais, conclut Cal.
Une demi-heure plus tard, l’incident est oublié. Giuse a demandé un verre à Belem et le sirote en se promenant dans le poste, quand toute la pièce vacille...
Le dijar semble atteint d’une frénésie démentielle. Tout vibre à bord.
Giuse est tombé au sol à la première secousse. Maintenant il essaie de ramper jusqu’à son siège.
— JI, qu’est-ce qui se passe, bon Dieu ? hurle Cal.
Au pupitre c’est l’affolement. Les témoins lumineux n’affichent plus d’indications cohérentes. Certains sont au vert, d’autres au rouge fixe : danger immédiat, des rangées entières clignotent au jaune...
— Les propulseurs se sont remis en marche, lance Siz dont les mains courent sur ses claviers.
Ils avaient été stoppés dès l’émersion, pour le passage des Confins.
— Stoppe tout ! hurle Cal. Il faut ralentir.
— Les commandes sont inefficaces, répond Siz d’une voix inquiète. Elles ne m’obéissent plus.
— Coupe l’alimentation alors...
La voix de JI s’élève :
— Les sondes de proximité sont affolées. La fréquence des vibrations augmente, la cellule fatigue, il faut absolument les neutraliser.
Cal pense soudain à l’autre dijar, derrière.
— JI, préviens le second dijar. Qu’il stoppe et se mette en orbite autour d’une petite planète, en attendant des ordres.
Le grand écran montre d’étranges figures, des stries fugitives mêlées de « neige ». Quelque part, derrière le poste, un fracas retentit. Ça commence à céder...
Giuse a réussi à s’accrocher au bras de son fauteuil, mais dans cette atmosphère en folie il est pris de nausées.
Et, aussi brusquement qu’elles avaient commencé, les vibrations cessent.
Pendant quelques secondes c’est le silence, à bord. Un silence incrédule. Péniblement, Giuse se hisse dans son fauteuil.
Puis Cal reprend son sang-froid.
— Etat général du dijar ? demande-t-il à JI. Siz, où en est l’étanchéité ?
— J’ai un écran secondaire, un répétiteur, en morceaux, annonce Lou de sa voix calme. Les paramètres de navigation sont redevenus normaux.
— Du côté des propulseurs ça va, commence Siz, ils sont stoppés. Etanchéité correcte.
— Freine-nous rapidement, lance Cal.
— Des dégâts dans les hangars, dit la voix de Badix, le chef des super-robots d’équipage, depuis le bas du dijar. Apparemment seulement du matériel. Badeux et Batrois s’en occupent.
Un ronronnement s’élève. Les propulseurs sont au maximum pour freiner la course de l’engin.
Presque tout de suite la frénésie recommence. De la poussière monte, faisant tousser les deux hommes.
Une nouvelle fois les tableaux de contrôle deviennent fous, sur le pupitre de commande. Tous les voyants passent ensemble au vert et se mettent à clignoter au rouge...
— Siz, accélère ! crie Cal. JI, aide-le !
Un bruit sourd vient du central de tir...
Une image floue apparaît sur l’écran, au-dessus du pupitre. Un système planétaire avec une dizaine de composantes. Très vite l’image disparaît et les vibrations augmentent.
Une sirène commence à hurler. Confusément, Cal reconnaît celle des ébranlements de structure. La cellule ne va plus tenir bien longtemps...
— Sub... espace, lance-t-il... Siz, accélère pour nous faire plonger d’urgence !
— Impossible, intervient JI, le dijar est instable
— Danger de... à l’émersion.
— Modification du continuum, annonce soudain Lou.
Giuse a entrepris de réanimer les indicateurs du pupitre de commande mais tout reste au rouge.
Même l’écran géant vibre tellement, malgré son système d’amortissement, qu’il ne faut pas le regarder sous peine de ressentir des vertiges.
— Une fissure dans le compartiment central inférieur, dit soudain Siz. Panneaux bloqués.
Tout ce que contenait ce compartiment doit être écrasé par la brusque décompression, mais Cal ne s’y attache pas. On n’en est plus là ! C’est le dijar tout entier qui est en train de mourir. Et avec lui tous ses occupants.
On a presque l’impression, maintenant que les vibrations ont encore amplifié... Les deux Terriens commencent à souffrir des oreilles. Une douleur sourde, au niveau des tympans.
— Salvo, les combinaisons !
La voix de Giuse est étrangement calme. Lui aussi a compris qu’une évacuation dans ces conditions n’aboutira qu’à la mort. Mais il faut bien tenter quelque chose.
Encore qu’il serait impossible d’enfiler les casques dans cet univers en mouvement... Giuse le sait bien. En fait tout le monde le sait à bord.
— Bon Dieu... les anti-g ! gueule Cal. Branchez vos anti-g... Avec la pesanteur du bord, ça doit marcher ! Dégagez-vous du sol ou des fauteuils...
Ensemble, les deux hommes portent la main à la ceinture et ouvrent le contact de leur ceinture anti-g individuelle.
Dès qu’ils se sentent allégés, tout s’améliore, apparemment. Le dijar bouge toujours autant, mais eux sont immobiles, à deux centimètres de leurs fauteuils respectifs, mais c’est tellement mieux qu’ils retrouvent la force de lutter. Siz et Lou ont obéi, eux aussi, et flottent dans l’air.
— On dirait que seuls les solides sont sensibles au phénomène, dit Giuse d’une voix plus normale que tout à l’heure. Au besoin on pourrait s’éjecter.
— L’explosion du dijar nous écraserait de toute manière, laisse tomber Cal qui réfléchit à toute vitesse.
— JI, est-ce que tu contrôles encore quelque chose à bord ?
— Nnn... onnn, répond la voix de l’ordinateur, chevrotant dans les vibrations.
— Dans une minute au plus tard, tout cède, prévient Siz. La cellule est à bout. Les longerons principaux commencent des cycles de résonance.
Effectivement, c’est la fin. Dès que les longerons céderont, le dijar s’aplatira avant d’exploser...
Et, comme pour accélérer le processus, on dirait que les vibrations, sans amplifier, deviennent plus violentes.
De rage, Cal lance un coup de poing contre le pupitre.
Pendant une fraction de seconde la teinte des voyants change. Certains passent fugitivement au vert, d’autres au jaune.
Il réagit aussitôt :
— Lou, Salvo, venez tous ici ! Immédiatement les robots arrivent, se déplaçant au-dessus du plancher.
— Frappez ensemble le tableau, ordonne Cal. Comme synchronisées, les mains des super-robots se lèvent et s’abattent dans un bruit sourd.
Le pupitre résonne et... les lumières repassent à la normale pendant deux secondes...
— Encore, commande Cal. Attendez... Siz, va à ton poste. Dès que les commandes redeviendront efficaces, passe les propulseurs en surpuissance !
Siz fonce à sa place et les quatre mains frappent une nouvelle fois le pupitre...
Au moment où les voyants réagissent, en redonnant des valeurs normales, les mains de Siz volent sur le clavier de droite.
Et un ululement s’élève. Les propulseurs sont passés en surpuissance ! Les commandes étaient restées branchées sur l’accélération et le dijar semble se calmer.
La phénoménale accélération neutralise un instant les vibrations... Mais ça recommence...
Et soudain c’est le silence.
Ce que les hommes prennent pour le silence. Parce que les propulseurs continuent à cracher.
Mais il n’y a plus aucune vibration ! Et c’est un tel changement que les Terriens n’entendent plus rien.
Pendant deux minutes personne ne bouge. Et la voix de JI revient, normale :
— Attention, vitesse de plongée dans douze secondes !
— Siz, coupe tout, lance Cal, qui se secoue et fixe l’écran géant.
Celui-ci est parfaitement stable. Il révèle une immense galaxie, ponctuée de systèmes, tout le long d’une longue trace blanchâtre qui traverse l’étendue à perte de vue.
Giuse tourne la tête lentement.
— Je crois que je ne suis pas bien...
— Alors on est deux, dit Cal. Tu vois aussi ce que je vois ?
— La... Voie lactée..., dit Giuse d’une petite voix. Enfin...
— Oui, la Voie lactée d’il y a des millénaires. De l’époque où on habitait la Terre, c’est bien ça ?
— Oui, mais c’est impossible, n’est-ce pas ? On... on ne peut pas avoir voyagé dans le temps, hein ?
— D’après les Loys c’est impossible, répond Cal d’une voix indécise.
— Traces d’explosion sur l’arrière, loin, intervient JI.
— As-tu repéré le lièvre, demande Cal.
— Non, il n’est pas dans ce secteur.
— Alors c’est lui qui a sauté, conclut Cal. JI, inspection générale du bâtiment. Je veux un premier rapport des dégâts.
— Cal, que s’est-il passé ? insiste Giuse encore pâle.
— Je ne sais pas encore. On verra ça plus tard. Pour l’instant il faut savoir si on a des avaries importantes.
— Avarie à la Coque, au niveau du désintégrateur droit, annonce JI, avaries multiples dans les circuits intérieurs, propulseur 2 à inspecter. Etanchéité défectueuse en plusieurs endroits. Antennes grillées sur les sondeurs longue distance. Ouverture de la première coque sur plusieurs mètres au niveau inférieur, sur l’arrière. Deuxième étage de compensation hors d’état, à changer complètement et la coordination des commandes de vol est à revoir entièrement, ses temps de réponses sont hors normes.
Cal secoue la tête. Une sacrée liste. Mais ça aurait pu être pire.
— Ils construisaient drôlement costaud, les petits copains loys, dit-il à Giuse qui fait la grimace.
— Tu crois que ça tiendra, au retour ?
— On n’en est pas encore là. Il faut envisager l’hypothèse la plus désagréable : celle où il serait impossible de revenir, de repasser cette zone. C’est un truc comme ça qui m’a poussé à faire équiper ce dijar d’un ordinateur géant, comme JI, avec des copies de banques technologiques de HI. Même si on était bloqué, il y aurait de quoi construire une base... À propos, combien avons-nous de robots, à bord, JI ?
— Trente robots vahussis de la première génération, stockés dans la soute avant. Et dix robots-boules, comme tu les appelles, mais tu ne les aimes pas.
— Avec les super-robots, les dix, ça fait quarante utilisables n’importe où, et quarante-cinq avec Salvo et les autres[1]... Bon, c’est déjà ça... Dis donc, JI, il vaut mieux réparer dans l’espace ou au sol ?
— Dans l’espace ce sera plus rapide.
Cal hoche la tête, satisfait.
— D’accord. Giuse, je te propose une bonne nuit de sommeil. Les gars vont commencer les travaux, ils n’ont pas besoin de nous. Et on y verra plus clair demain, reposés. JI, tu commences par les sondeurs et tu gardes le dijar en alerte. Réveille-nous s’il se passe quelque chose. Essaie aussi de dresser une carte précise de la galaxie. On tâchera, demain, de voir à quelle époque on se trouve exactement.